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                         Poudrière
                              marocaine
                           
                        de
                            Ignacio
                                Ramonet 
                        (Article
                              en PDF) 
                         
                        Elle
s’appelle
                            Zahra Boudkour, elle est étudiante à l’université de
                            Marrakech, elle a vingt ans. Pour avoir participé à
                            une marche pacifique de protestation, elle a été
                            brutalement frappée par la police, conduite avec des
                            centaines de ses camarades au sinistre commissariat
                            de la
                              Place Jemaa-El-Fna, et
                            sauvagement torturée. Durant plusieurs jours, les
                            policiers l’ont contrainte à demeurer nue, alors
                            qu’elle avait ses règles, devant les autres détenus.
                            Pour dénoncer cet ignoble traitement, Zahra a
                            commencé, en juin dernier, une grève de la faim.
                            Elle est actuellement dans le coma. Sa vie ne tient
                            qu’à un fil (1). 
                        Quelqu’un,
en
                            Europe, a-t-il entendu parler de cette jeune
                            étudiante ? Nos médias ont-ils au moins cité la
                            dramatique situation de Zahra ? Pas un mot. Rien non
                            plus sur un autre étudiant, Abdelkebir El Bahi, jeté
                            par la police du haut d’un troisième étage et cloué
                            désormais, pour le restant de ses jours, à un
                            fauteuil roulant à cause d’une fracture de la
                            colonne vertébrale… Zéro information également à
                            propos de dix-huit autres étudiants de Marrakech,
                            camarades de Zahra, qui, pour dénoncer leurs
                            conditions de détention dans la funeste prison de
                            Boulmharez, sont aussi en grève de la faim depuis
                            plus de deux mois. Certains ont dû être
                            hospitalisés, d’autres ne tiennent plus debout,
                            quelques-uns sont en train de perdre la vue,
                            plusieurs vomissent du sang… 
                        De
telles
                            atteintes aux droits de la personne humaine ont lieu
                            dans l’indifférence et le silence général. Seuls les
                            parents ont exprimé leur horreur et leur solidarité
                            — ce qui a été considéré par les autorités comme un
                            inacceptable geste de rébellion. Résultat : eux
                            aussi ont été odieusement bastonnés. 
                        Tout
cela
                            ne se produit pas dans un Etat lointain ou mal
                            connu, comme peuvent l’être le Tibet, la Colombie
                            ou l’Ossétie du Sud. Mais à seulement quatorze
                            kilomètres de l’Europe. Dans un pays, le Maroc, que
                            des millions d’Européens visitent chaque année, où
                            nombre d’intellectuels européens de renom résident,
                            et dont le régime bénéficie, dans nos médias et de
                            la part de nos dirigeants politiques, d’étranges
                            prévenances et indulgences. 
                        Depuis
un
                            an, le Maroc connaît une flambée de protestations et
                            de violences : révoltes urbaines contre la vie
                            chère et jacqueries paysannes contre toutes sortes
                            d’abus se multiplient. L’émeute la plus meurtrière
                            s’est produite le 7 juin dernier à Sidi Ifni,
                            lorsqu’une paisible manifestation contre le chômage
                            — endémique dans cette ville — a été réprimée avec
                            une excessive férocité. Ce qui a entraîné une
                            véritable insurrection urbaine avec des barricades
                            de rues, des incendies de bâtiments publics et un
                            début de lynchage de certains responsables locaux.
                            En riposte, les forces de l’ordre ont déclenché une
                            hallucinante répression, faisant des dizaines de
                            blessés et de nombreux prisonniers (parmi
                            ceux-ci : Brahim Bara, responsable du comité
                            local d’Attac). En outre, Malika Khabbar, de
                            l’Organisation marocaine des droits de l’homme, a
                            dénoncé « les viols de femmes (2) » ; et, selon
                            la chaîne arabe d’information Al-Jazeera, il y
                            aurait eu « de un à cinq morts ». 
                        Les
autorités
                            démentent. Elles ont imposé une « version officielle
                            » sur les « événements d’Ifni », et sanctionnent
                            tout média qui diffuse une information différente.
                            Une Commission parlementaire a certes été
                            constituée, mais ses conclusions ne serviront, comme
                            d’habitude, qu’à enterrer le problème. 
                        Les
espérances
                            nées il y a neuf ans, lors de la montée sur le trône
                            du jeune roi Mohammed VI, se sont peu à peu
                            évanouies. Quelques petits changements
                            indispensables ont été apportés pour que tout
                            demeure en l’état : la vieille recette du «
                            tout changer pour que rien ne change ». Quelques
                            couches superficielles de peinture ont modifié
                            l’aspect de l’édifice, mais ses sinistres
                            souterrains et ses passages secrets demeurent
                            identiques. 
                        Les
timides
                            avancées en matière de libertés n’ont pas transformé
                            la structure du pouvoir politique : le Maroc
                            reste le royaume de l’arbitraire, une monarchie
                            absolue dans laquelle le souverain est le véritable
                            chef de l’exécutif. Et où le résultat des élections
                            (toujours truquées) est déterminé, en dernière
                            instance, par le souverain, qui, de surcroît,
                            désigne selon son bon vouloir les ministres
                            principaux, dits « ministres de souveraineté ». 
                        La
structure
                            de la propriété, pour l’essentiel, n’a pas non plus
                            été modifiée. Le Maroc demeure un pays féodal où
                            quelques dizaines de familles, presque toutes
                            proches du trône, contrôlent — grâce à l’héritage,
                            au népotisme, à la corruption et à la répression —
                            les principales richesses. 
                        Actuellement,
l’économie
                            se porte plutôt bien, avec une croissance du PIB
                            prévue pour 2008 de 6,8 % (3), en raison
                            surtout des millions d’émigrés et de leurs envois de
                            devises qui constituent la ressource principale du
                            pays, avec le tourisme et l’exportation des
                            phosphates. Mais les pauvres sont de plus en plus
                            pauvres. Les inégalités n’ont jamais été aussi
                            énormes, le climat de frustration aussi palpable. Et
                            l’explosion de nouvelles révoltes sociales aussi
                            imminente. 
                        Car
il
                            existe, aussi, une formidable vitalité au sein de la
                            société civile. Des associations actives et
                            audacieuses qui n’ont pas peur de défendre les
                            droits et les libertés. Nombre de ces associations
                            sont laïques. D’autres sont islamistes. Ces
                            dernières relèvent d’un islamisme très vivace qui se
                            nourrit de la très grande frustration sociale et
                            qui, de fait, constitue la première force politique
                            du pays. 
                        Le
mouvement
                            Al-Adl Wal-Ihsane (Justice et Bienfaisance, non
                            reconnu mais toléré), que dirige le cheikh
                            Abdessalam Yassine, ne participe pas aux élections.
                            Avec le Parti de la justice et du développement
                            (PJD), qui a obtenu le plus de suffrages lors des
                            dernières élections législatives de septembre 2007,
                            ces deux formations dominent très largement la carte
                            politique. Mas le pouvoir, soutenu par ses
                            protecteurs européen et américain, ne leur permet
                            pas de gouverner. 
                        Un
tel
                            déni de démocratie pousse des groupes minoritaires à
                            choisir la voie de la violence et du terrorisme. Que
                            les autorités combattent par tous les moyens, y
                            compris la torture, couramment pratiquée. Et
                            toujours avec le soutien intéressé de l’Union
                            européenne et des Etats-Unis (4). Cette alliance
                            objective conduit nos dirigeants et nos médias à
                            fermer les yeux devant les violations des droits
                            humains que l’on continue à y pratiquer. 
                        Comme
si
                            les chancelleries occidentales disaient aux
                            autorités de Rabat : en échange de votre lutte
                            contre l’islamisme, nous vous pardonnerons tout, y
                            compris votre lutte contre la démocratie. 
                        (1)
Le
                            Journal hebdomadaire, Casablanca, 26 juillet 2008. 
                        (2)
Ibid,
                            12 juillet 2008. 
                        (3)
Le
                            Monde, 10 août 2008. 
                        (4)
Washington
                            construit en ce moment une immense base militaire
                            dans la région de Tan-Tan, au nord du Sahara
                            Occidental, pour y installer le siège de l’Africom,
                            le Commandement Afrique de ses forces armées, avec
                            pour mission la surveillance et le contrôle
                            militaire du continent, et en particulier du Sahel.
                            Le récent coup d’Etat en Mauritanie serait lié à ce
                            projet. 
                        Par
Ignacio
                                        Ramonet 
                                      http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2008-09-09-Maroc 
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